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Témoignages-fictions : Les Fables de la République
1
Depuis toujours, Maître 1 travaille au Domaine. Dans le monde réel, pourtant, il est rare de l'y rencontrer. Au petit Château, personne ne semble s'en soucier : d'autres travaillent à la place de 1. Lors de ses rares apparitions, 1 ne fait souvent rien. Quand il n'est pas pendu au téléphone, conversant avec de mystérieux interlocuteurs qui ont tous pour caractéristique d'être muets, il disparaît des heures durant, abandonnant les personnes dont il a la charge. Lorsqu'il se met au travail sur son ordinateur, il est d'une rare efficacité : depuis des années, il sauvegarde l'icône de la base de données au lieu de la base de données elle-même. Des données importantes, essentielles à la bonne gestion du Domaine. 1 est pourtant cité en exemple par le petit Château : très compétent, très présent, très dévoué. Amorphe et muet la veille, 1 se précipite vers vous le lendemain, parle à toute allure de façon incompréhensible, débite ordre puis contre-ordre, exige l'inutile, l'impossible, part sur de grandes considérations auxquelles on avoue ne pas comprendre grand-chose, s'interrompt, repart, revient, fait tomber un objet, renverse une chaise, se remet à vous parler, s'arrête, se lève, se rasseoit, se relève, se jette sur le téléphone dès la première sonnerie. L'insulte tombe parfois, l'accès de rage peut durer un certain temps. Il arrive aussi à 1 de fouiller dans les affaires des autres, de les harceler au téléphone, de leur lire un passage salace dans un livre. Sachant à son maître complaire, 1 se fait fort de transmettre les menaces en provenance du petit Château, si d'aventure vous faisiez valoir vos droits : petit commis de républicains dévoyés, 1 vous sussure à l'oreille une menace sur salaire. Le petit Château sait, et sait aussi se taire. Le châtelain-roitelet, qui clame pourtant haut et fort son respect de l'Egalité, fait d'ailleurs plus que de se taire : mis devant les faits, il défend 1. 1 a des circonstances atténuantes. Une vie difficile. Et puis où iraient ces genres de gens, s'ils venaient à être renvoyés ? Enfin il faut sauver la réputation du Domaine, ne pas trop parler. D'ailleurs, d'une manière générale, on parle trop. Les apparences doivent être sauves. Il faut subir en silence. Savoir ne pas trop poser de questions. Question : combien il y a-t-il de 1 ?
2
Depuis toujours, 2 rêve d'être châtelain à la place du châtelain. Mais le châtelain ne veut rien entendre : "Moi vivant, 2 ne sera jamais châtelain, même dans un autre Château, il est trop incompétent". En attendant, 2 ronge son frein. Il peut consacrer toutes ses facultés au Couloir. "Voyez-vous, le Couloir, c'est presque une obsession chez moi". L'ordre doit y régner. Le Couloir est vide, 2 se tient sur le qui-vive, prêt à "intercepter" l'intrus pour le "cuisiner". Le Couloir est noir de monde, on cherche 2 en vain. 2 a parfois des absences. Il rentre dans une salle, hébété, s'asseoit sans rien faire, sans mot dire, le regard dans le vide. Il semble ne plus très bien savoir où il est, ni ce qu'il fait : à plusieurs reprises, en sortant, il ferme la porte à clé, enfermant l'assistance. Le châtelain fulmine, accable et humilie 2 en public, ne fait rien pour l'aider. Il préfère s'adonner à d'autres tâches : ne pas faire appliquer lois et règlements ; injurier les manants qui osent faire remarquer que telle loi n'est pas appliquée au Château ; singer ses vassaux avec force grimaces, surtout ceux qui ont le malheur de venir d'ailleurs. Comme nombre de ses semblables, ce châtelain-là est papivore. Il ordonne donc que les recueils de la Loi - que personne ne vient jamais consulter - soient remis à jour. Ces recueils, tapis dans des classeurs gros et gras, couverts de poussière, comprennent des milliers de pages. Les réactualiser prend des jours et des jours. Il est vrai que l'informatique n'a pas été encore inventée. Lorsqu'elle le sera, et que le mulot fera son apparition, tout ceci ne prendra que peu de temps. Mais, Dieu merci, nous avons encore le temps de perdre du temps. L'année suivante, en vertu du principe d'incompétence, 2 accède au poste suprême. Les Châtelains ont su reconnaître l'un des leurs.
3
Après avoir été on ne sait trop qui, on ne sait trop quoi, 3 est devenu sur le tard archiviste. Il n'a jamais lu, ne lit jamais, ne lira jamais. Pas le moindre livre, pas le plus petit journal. Il archive, direz-vous. Hélas, il n'archive guère. Mais il lui arrive de pondre quelques notes : le tout doit être au moins en trois exemplaires-papier. Il y a le cahier, le cahier du cahier, le cahier du cahier du cahier. Quand aux livres, ils doivent rester fermés. Les Archives appartiennent aux Archivistes, les Archives aux Archivistes ! D'ailleurs, plus personne ne vient. Ose-t-on franchir le seuil, l'oeil fossile de 3 pétrifie l'infortuné - du coup, plus un bruit, pas même un chuchotement. Les rayons se couvrent de poussière. Le tampon-encreur tombe à la volée, au hasard, massacrant les livres. 3 arrive un peu en retard, part très en avance, téléphone entre-temps à d'innombrables interlocuteurs, organisant le rien, ce qui demande du temps. Au Petit Palais, 3 est pourtant considéré comme un Maître-Archiviste. D'entre tous, l'Institut des Foutriquets l'a choisi. Il y forme des formateurs de formateurs de formateurs. De réunions en réunions, 3 pérore en pure perte. Pas une assemblée sans que le mot magique - R-E-F-E-R-E-N-T-I-E-L - ne sorte de sa bouche satisfaite. Pour un Archiviste renommé, 3 a enfin une bien méchante manie : jeter en secret des documents indispensables, parfois par rayons entiers. Un jour, 3 est pris sur le fait : mais que font tous les volumes du Littré à la poubelle ? 3 hurle au complot. On ne le revoit plus pendant des mois. Puis il revient, inchangé. Littré, qui a donné sa vie pour son dictionnaire. Littré, à la poubelle.
4
4 est admédecinistrateur au Petit Palais. On n'a jamais pu rencontrer 4, mais on l'imagine bien en grenouille qui a voulu, et su, se faire plus grosse que le boeuf. On ne l'a jamais vu, mais on l'a entendu, dès que l'on osait faire valoir ses droits de patient : voix hystérique, compassion hypocrite, intimidations. De par sa fonction, 4 doit aider ses maladministrés à travailler dans un cadre compatible avec leur maladie. Mais d'emblée, 4 précise que ne sont pas malades ceux qui :
- Ne sont pas à l'article de la mort. Il faut être atteint d'une maladie grave, "mais alors vraiment grave". - Sont trop jeunes. Il faut impérativement être malade ET vieux, et mort de préférence. - Ne travaillent au Domaine que depuis peu. - Souffrent de mélancolie, car personne, au Domaine, ne saurait souffrir d'un tel mal.
Point de prévention, de compassion encore moins. La médecine, c'est ici de l'avis de quasi-décès. D'ailleurs, comme dans beaucoup de Domaines, les maladministrés sont indésirables. Au bout d'un an de congé maladie, rien n'est prévu pour ces souffreteux. Et bien crevez, maintenant, et le plus tôt sera le mieux ! Et quant à l'application d'une loi qui permettrait à certains de travailler en paix, 4 n'en a cure. Cette loi, nous marmonne-t-on dans l'entourage de 4, est inapplicable ; certes, il s'agit bien d'une loi de la République, mais personne ne la respecte. Pourtant, au détour d'un couloir, un Haut-Membre du Petit Palais, arborant binocle et tricorne, nous déclare solenellement l'inverse : "Cette loi est appliquée presque partout." Et le sinistre d'ajouter : "Lorsqu'elle ne l'est pas, Il faut s'adapter ou mourir". Autre couloir, autre son de cloche, ton mi-suspicieux, mi-effrayé : cette loi, enfin, puisque vous dites que loi il y a, êtes-vous sûr qu'elle existe ? Il ne sert à rien d'écrire à 4 pour quémander explication ou information : la Poste s'arrête aux grilles du Petit Palais. Les courriers ne lui parviennent que rarement, les suppliques qu'on lui confie s'égarent. Dans l'autre sens, cela marche un peu mieux, quoique d'étrange façon. Les formulaires que l'on mendiait depuis des semaines arrivent... après la date légale de renvoi. Télécopié depuis le Petit Palais, un dossier médical parvient... dans une agence de voyage ! Des documents, postés du Petit Palais, n'arrivent pas à la Commission du Grand Palais. Du coup, plusieurs maladministrés ne passent pas en Commission. Il en va de même de certains dossiers à l'intérieur même du Petit Palais : d'un labyrinthe l'autre, ces dossiers pourtant copieux se désagrègent, se poussièrisent. Des fichiers informatiques entiers se volatilisent. Partout, les grises mines se fossilisent. Des lèvres parcheminées s'entrouvrent parfois, mais uniquement au téléphone, ces voix n'existent qu'au téléphone : - Votre dossier devait passer en Commission et il a disparu ? Rassurez-vous, de toutes façons, il n'y a pas eu de Commission, elle a été annulée. Non, finalement, elle a bien eu lieu, mais votre dossier n'est pas passé... Des virus informatiques ont dévoré les dossiers-papier... Vous en aviez informé le service central ? Mais il ne faut jamais appeler le service central... Quoi, vous osez vous plaindre ? Ma-la-de, en plus ? Mais avec la maladie que vous avez, avec votre maladie, on se tait, on travaille en silence, vous m'apprenez d'ailleurs que c'est une maladie, vous m'apprenez que vous avez des droits... Attention, si elle a lieu, la prochaine Commission tranchera et vous n'aurez pas satisfaction... On vous enverra peut-être même dans le Grand Nord... Vous n'êtes pas content ? Ecrivez donc au Maître du Grand Palais, il ne vous répondra pas ! Enfin vous voulez quoi ? Inspecteur du travail, médecin du travail ?! Mais c'est dans le privé qu'on les trouve, pas dans le public ! Le Médiateur de la... République ?! Mais il n'intervient pas dans les litiges entre un fonctionnaire et l'Etat ! Le Médiateur du Domaine ? Il hiberne, mieux vaut ne pas le réveiller... La Corporation ? Mais la Corporation, c'est presque nous... La seule différence, c'est qu'ils produisent plus de notes... et en plus petits caractères en plus... Un jour, 4 disparaît. On ne voit pas vraiment la différence.
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