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France coloniale > Algérie
Point de vue
Massacres à Sétif et Guelma
8.5.2005
Le Monde
"On ne massacre jamais que par peur, la haine n'est qu'un
alibi", Georges Bernanos (1937).
Comment peut-on faire, en à peine plus de huit semaines, le plus grand massacre
d'innocents que la France ait connu dans son histoire contemporaine, 20 000 à 30
000 morts algériens, composés à plus de moitié de femmes, d'enfants et de
vieillards ?
Pour qu'un massacre aussi peu glorieux soit devenu possible, dans un département
alors français d'Algérie, le jour du 8 mai 1945, il fallait d'abord s'être
persuadé qu'ils allaient renverser sur vous le monde, nommer leurs chefs,
planter partout leurs drapeaux, et vous réduire en une sorte d'esclavage. Il
fallait surtout, au-delà de la déraison politique, au-delà du racisme qui n'est
qu'un mot, au-delà de l'envie, de la jalousie, se laisser submerger, puis
emporter par la peur.
Mais une grande panique ne s'improvise pas. Elle se prépare des années durant,
non par un complot, par une machination, ou par toute autre construction
dérisoire de l'esprit, mais au contraire en s'abandonnant aux rumeurs, au
travail de la frustration, au besoin de désordre, dans un monde que l'on ne
comprend plus, où le familier se colore aux teintes de l'étrange, où plus rien
ne paraît à sa place, où le silence d'un coup inquiète, et le calme sonne faux.
Sétif, une ville où il ne s'est jamais passé grand-chose, et surtout Guelma, une
ville où il ne s'est jamais rien passé, convenaient.
Policiers, militaires et gendarmes, administrateurs, sous-préfets, corrodés par
l'ennui et l'indigence de l'événement, avaient perdu leurs réflexes et ne se
souciaient plus de démêler le vrai du faux. Les plus ambitieux rêvent ou
cauchemardent. Il suffit dès lors que, un matin, un emblème étrange, ce que
l'historien Paul Veyne appelle "un objet biscornu" , un drapeau vert et blanc,
frappé d'une étoile rouge, apparaisse à Sétif dans une manifestation comme il
s'en était formé ce matin partout dans le monde pour fêter la victoire des
Alliés. Tout bascule.
On discute encore aujourd'hui pour savoir qui, d'un policier ou d'un
manifestant, a lâché le premier coup de feu. Dans le pandémonium qui suivit,
dans le massacre qui courut la ville, les manifestants tirés comme des bêtes qui
s'enfuient, les Européens rencontrés dans leur fuite lynchés, puis la honte et
la peur mêlées, tout le monde a oublié les quelques coups de feu tirés des
balcons.
Qui va se soucier que deux ou trois fusils aient été placés là pour régler son
compte au maire, ou à quelques adjoints, ou à Ferhat Abbas aussi, s'il passait
par là ? Qui va se souvenir qu'au bruit des détonations d'autres ont couru
décrocher leur fusil de chasse et se sont portés à la fenêtre, pour contenir, le
temps qu'arrivent de leurs casernes soldats et gendarmes, l'insurrection depuis
si longtemps annoncée ?
A 200 kilomètres de là, par-delà les montagnes, le sous-préfet de Guelma a été
prévenu très vite. Il ne veut pas y croire. Ancien commissaire de la défense du
territoire, mêlé à dix complots au temps de la résistance d'Alger, dont il a été
un héros, retors, pervers, il perd soudain ses moyens et ne prend aucune
disposition pour interdire la manifestation de la victoire qui se tiendra dans
l'après-midi. Il glisse simplement dans sa poche une arme. Ce sera
vraisemblablement lui qui, dans la cohue provoquée par l'apparition à nouveau de
l'"objet biscornu" , abattra le porte-drapeau, un riche commerçant algérien des
faubourgs.
Longtemps, dans les semaines qui viennent, les officiers de l'armée lancés dans
la répression chercheront la logique entre les deux anecdotes pour comprendre
comment l'"insurrection" a pu franchir en quelques heures les montagnes. Des
officiers généraux envisageront un complot international, juif pour certains !
Le directeur de la Sécurité générale, à Alger, est persuadé quant à lui qu'il
s'agit d'une révolution. Le gouverneur, Yves Chataigneau, agrégé d'histoire,
arabisant, socialiste, est convaincu qu'il affronte une guerre sainte. Il est
trop tard pour réfléchir.
Mais il faut prévenir Paris. Dans la journée du 9 mai, le gouverneur est averti
par les renseignements généraux qu'un "véritable affolement ne tardera pas à se
faire jour" . On envoie coup sur coup deux télégrammes cryptés au ministre de
l'intérieur. Ils décrivent une situation qui "paraît devenir alarmante" . Le
ministre croit comprendre qu'il s'agit d'une "espèce d'insurrection" et propose
des renforts.
Sommée d'intervenir, l'armée engage toute la puissance de feu disponible. Des
colonnes de petits blindés très maniables, suivis de camions tout-terrain emplis
de légionnaires et de tirailleurs sénégalais, appuyées par l'artillerie tractée,
par l'aviation d'assaut, pendant dix jours écrasent sous les obus, déchirent
sous les rafales, anéantissent sous les bombes antipersonnel des foules
affolées, à l'armement dérisoire, rejetées par le feu d'une vallée à l'autre,
persuadées que les Français sont devenus fous et veulent massacrer tous les
musulmans.
La pression sur elle ne faiblira pas. Le 12 mai, le Parti communiste distribue
dans les villes d'Algérie un tract comminatoire. Signé par cinq représentants du
comité central, il exige de "passer par les armes les instigateurs de la révolte
et les hommes de main qui ont dirigé l'émeute. Il ne s'agit pas de vengeance ni
de représailles. Il s'agit de mesures de justice. Il s'agit de mesures de
sécurité pour le pays" . L'armée, qui a perdu son sang-froid, ne le retrouvera
pas.
Chez les civils, c'est bien pire. Des milices patriotiques sillonnent les rues
des villes. Des escouades de coureurs des bois terrorisent les campagnes,
multiplient les exécutions sommaires et les pillages. Autour de Guelma, au lever
du jour puis au crépuscule, les salves des pelotons d'exécution ponctuent le fil
des heures. Mais le sens de la mise en scène sanglante qu'a le sous-préfet de la
ville ne doit pas faire illusion. Ailleurs, on massacre plus discrètement. A la
fin de l'été encore, à Constantine, la fosse commune ouverte au cimetière se
remplit.
Il est trop tard pour arrêter. Si le ministre de l'intérieur a dès le départ
émis des doutes sur la réalité d'une insurrection, de même que certains
officiers après quelques jours de ce qu'ils refusent d'appeler des combats, si
le Parti communiste comprend vite la situation, et en informe le gouverneur, il
leur est impossible d'interrompre la tragédie. Elle suivra son cours pendant
plus de huit semaines, jusqu'à épuiser ses forces.
Parmi les acteurs des massacres, certains en seront atterrés. La première
proposition de libérer tous les "insurgés" arrêtés, au motif que leur
internement n'a aucun sens, émanera du préfet de Constantine qui a dirigé la
répression. De grands colons sont désespérés, certains que la colonisation n'y
survivra pas. L'opinion française, plus ou moins informée, enfouit, sous les
terribles difficultés de l'année 1945 et le retour des prisonniers et des
déportés, un événement dont la mémoire est impossible à gérer.
Mais de pareils massacres ne s'oublient pas. Ils sont non pas le premier acte de
la guerre d'Algérie, mais son prologue, et ont continué de peser sur les
consciences, sur l'histoire, de générer des comportements de fuite, comme on le
verra en 1962. Aujourd'hui, alors que deux peuples adultes envisagent de
regarder ensemble vers l'avenir, en négociant un traité d'amitié, le moment est
sans doute venu d'en alléger le poids.
Point de vue: Massacres à Sétif et Guelma, Jean-Louis Planche,
historien, Le Monde, 8.5.2005,
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-647198,0.html
Une répression impitoyable s'abat sur le
Constantinois
8.5.2005
Le Monde
Les massacres qui ensanglantent l'est de l'Algérie, entre mai et juin 1945,
sont-ils le véritable début de la guerre d'indépendance ? Représentent-ils,
comme le suggère l'historien Charles-Robert Ageron, la première "tentative
manquée d'insurrection nationale" ?
La violence des affrontements le suggère. 102 tués du côté des "Européens" .
Entre 15 000 et 20 000 Algériens victimes de la répression, lit-on dans La
Guerre d'Algérie dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora (Robert Laffont,
2004). Au-delà de chiffres encore sujets à controverses, la disproportion entre
la brutalité de la répression et l'étendue d'une révolte limitée au
Constantinois et qui ne touche que 5 % de la population d'une région estimée à
près d'un million d'habitants, reste flagrante.
Comprendre le fil des événements suppose de revenir au contexte troublé de la
seconde guerre mondiale dont la fin, le 8 mai, coïncide avec le déclenchement
des troubles. L'affaiblissement de la puissance française après la défaite de
1940 ainsi que l'hostilité des Américains à la présence coloniale française ont
dopé les revendications nationalistes qui s'incarnent alors en deux figures : le
fondateur du Parti du peuple algérien (PPA, dissous en 1939), Messali Hadj,
alors incarcéré, et le pharmacien de Sétif Ferhat Abbas, dirigeant des Amis du
manifeste et de la liberté, qui défend une Algérie indépendante plus ou moins
associée à la France.
LE DRAPEAU ALGÉRIEN, DÈS LE 1ER MAI 1945
Pour les nationalistes, les politiques d'assimilation, comme
celle que lance l'ordonnance du 7 mars 1944 accordant la citoyenneté française à
60 000 musulmans, sont tardives ou obsolètes. Ils espèrent beaucoup de la
première réunion de l'Organisation des Nations unies à San Francisco, le 29
avril 1945, et multiplient les démonstrations publiques. Dès le 1er mai à Alger,
des affrontements font trois morts parmi les manifestants qui arborent, pour la
première fois, au milieu des drapeaux alliés, l'étendard vert et blanc frappé de
l'étoile et du croissant. Toutefois, le PPA ne donne pas d'ordre clair pour
déclencher les hostilités.
Le scénario d'Alger se répète le 8 mai à Sétif, le jour même de l'armistice. 8
000 à 10 000 manifestants défilent dans les rues de la ville. Beaucoup viennent
des campagnes où règne la disette due à de mauvaises récoltes. Les premiers
heurts surviennent quand la police cherche à confisquer les drapeaux algériens.
Les manifestants se tournent alors contre les Européens et en tuent 29.
L'ensemble de la "petite Kabylie" s'embrase et le calme ne revient qu'au bout de
plusieurs semaines.
C'est l'armée qui mène la répression, appuyée par des milices civiles coopérant
étroitement avec la police. Tandis que la marine bombarde la côte, 18 avions
s'attaquent à 44 mechtas (villages algériens). Des officiers exigent la
soumission publique, à genoux, des derniers insurgés sur la plage des Falaises
non loin de Kherrata.
Une commission, dont le rapport a été intégralement publié par la Ligue des
droits de l'homme (www.ldh-france.org), sera établie sous la présidence du
général Paul Tubert pour mettre un terme à la violence. Mais elle doit
interrompre son travail sur ordre du général de Gaulle. L'ordre colonial règne
en Algérie où l'on s'imagine les "fanatiques" matés. Provisoirement.
Une répression impitoyable s'abat sur le Constantinois,
Nicolas Weill, Le Monde, 8.5.2005,
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3224,36-647180,0.html
Algérie
Sétif revient hanter la France
coloniale
Le massacre, le 8 mai 1945, de
milliers d'Algériens par des Français est commémoré alors que l'événement
demeure largement occulté.
samedi 7 mai 2005
Libération
Catherine COROLLER
Retour du refoulé ? La France a longtemps évité d'affronter
son passé colonial. Il lui revient aujourd'hui à la figure. Deux manifestations
sont organisées ce week-end qui entendent le lui rappeler. La date n'a pas été
choisie par hasard. Elle correspond au soixantième anniversaire de la répression
sanglante par les forces françaises des manifestations pro-indépendantistes de
mai 1945 dans la région de Sétif, en Algérie. Ce samedi, la Ligue des droits de
l'homme (LDH) organise un colloque sur ce massacre largement occulté par
l'historiographie nationale. Dimanche, les promoteurs de l'appel «Nous sommes
les indigènes de la République» commémoreront l'événement en marchant à Paris de
la place de la République à Château-Rouge. «Nous souhaitons faire de cette date
le symbole du joug colonial tel qu'il s'est exercé au nom de la république»,
expliquent-ils. La LDH et le collectif des Indigènes de la République ne se
contentent pas du seul rappel du passé. Mais interrogent l'impact de cette
occultation sur le présent. Parmi les thèmes abordés lors du colloque de la LDH
: «Les liens entre l'impensé colonial et les problèmes de la société française
d'aujourd'hui.» Du côté des Indigènes, on ne questionne pas, on accuse : «La
France reste un Etat colonial», quitte à amalgamer n'importe quoi. Ainsi :
l'indigénisation des populations des quartiers relégués aux marges de la
société, le retour des mécanismes coloniaux de la gestion de l'islam avec la
création du Conseil français du culte musulman sous l'égide du ministère de
l'Intérieur, les relents coloniaux de la loi antifoulard qualifiée de loi
d'exception, le règne du «mépris du suffrage universel» en Nouvelle-Calédonie,
Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Polynésie, la politique de domination
menée par la France dans ses anciennes colonies telles la Côte-d'Ivoire où
l'armée se conduit «comme en pays conquis»...
«Contrevérités». Dès sa publication, en janvier, sur le site musulman oumma.com,
l'appel des Indigènes fait polémique. «C'est un coup de gueule, il y a des
outrances, mais on l'assume parce qu'il y a un vrai ras-le-bol, les gens sont
sur le point d'exploser», se justifie Karim Azouz, membre du Collectif des
musulmans de France (proche de Tariq Ramadan) et du collectif Une école pour
tous-tes, à l'origine de l'appel. Jugeant les accusations portées contre la
France «excessives» ou «trop simplistes», les organisations antiracistes
prennent leurs distances : «Nous regrettons certaines contrevérités. Résumer la
présence de la France en Côte-d'Ivoire comme coloniale est un peu court»,
explique Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l'homme. Et pour
Mouloud Aounit, secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour
l'amitié entre les peuples (Mrap) : «Le fond est légitime, mais il y a des
choses auxquelles nous ne pouvons nous associer, par exemple le fait d'estimer
racistes ceux qui soutiennent la loi interdisant les signes religieux à
l'école.» Aucun syndicat ni parti n'a signé l'appel. Dans un premier temps, la
CGT avait accepté de prêter la Bourse du travail de Paris aux Indigènes, pour
l'organisation d'Assises de l'anticolonialisme post-colonial prévues ce samedi.
Jugeant finalement le texte «dangereux car aujourd'hui il faut plutôt se
rassembler pour lutter contre les discriminations et non se diviser selon les
origines», elle est revenue sur sa décision. Les assises devraient se tenir le
dernier week-end de juin.
Cette réappropriation de leur histoire par les jeunes issus de l'immigration
était inévitable. Depuis des années, le lobby pied-noir mène sa guerre de la
mémoire. Ces derniers temps, il a multiplié les offensives. La plus
spectaculaire : le vote d'un amendement à la loi du 23 février 2005 en faveur
des rapatriés, demandant aux programmes scolaires de reconnaître «le rôle
positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». De
son côté, le gouvernement français semble prêt à affronter son impensé colonial.
Le 27 février, Hubert Colin de Verdière, ambassadeur de France en Algérie, a
qualifié les massacres du 8 mai 1945 de «tragédie inexcusable» (lire ci-contre).
Dans une interview au journal algérien El-Watan à paraître samedi, Michel
Barnier reprend à son compte cette expression, et rappelle l'importance du
travail de mémoire.
Traité. Lors de sa visite en 2003, Jacques Chirac s'était engagé à
construire avec l'Algérie une relation nouvelle sereine et durable, qui se
concrétisera dans les prochains mois par la signature d'un traité d'amitié. La
reconnaissance officielle de ce passé en fait sans doute partie.
Algérie: Sétif revient hanter la France coloniale: Le
massacre, le 8 mai 1945, de milliers d'Algériens par des Français est commémoré
alors que l'événement demeure largement occulté, samedi 7 mai 2005, Catherine
COROLLER, Libération,
http://www.liberation.fr/page.php?Article=294900
Algérie.
Benjamin Stora,
spécialiste de l'histoire algérienne
et de la colonisation française à l'Inalco:
«Après Sétif, la lutte armée va s'imposer»
samedi 07 mai 2005
Libération
Par Hervé NATHAN
Benjamin Stora (1) est historien de la colonisation française
à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco,
ex-Langues O). Il codirige l'Institut Maghreb-Europe à l'université Paris-VIII
Saint-Denis.
Quelle a été l'attitude des forces politiques françaises
vis-à-vis des massacres de Sétif en mai 1945 ?
Leur premier réflexe a été d'estimer qu'il s'agissait d'un complot des
nostalgiques de Vichy et de la collaboration. Dès avant 1939, la classe
politique française, dont la gauche, considérait déjà les menées nationalistes
en Afrique du Nord comme téléguidées par les fascistes italiens ou les nazis
allemands. On disait par exemple que Messali Hadj, le leader du Parti du peuple
algérien (PPA), était proche du Parti populaire français (PPF) de Jacques
Doriot. C'était de la désinformation, Messali avait soutenu le Front populaire
en France et la République espagnole. Le réflexe en mai et juin 1945 a donc été,
pour la gauche, d'affirmer que les agitateurs qui veulent détacher l'Afrique du
Nord de la France sont «objectivement», comme on disait à l'époque, des
complices des vaincus du conflit mondial. Le général de Gaulle, lui, poursuivait
un objectif politique : rétablir la position de la France parmi les grandes
nations, figurer parmi les vainqueurs. Il avait besoin de l'empire colonial pour
cela. Son obsession était donc, depuis 1943, de rétablir l'autorité de la France
sur ses colonies.
Pourtant le Parti communiste, très influent au sortir de la
guerre, avait une tradition anticoloniale...
En 1945, les communistes avaient depuis longtemps abandonné le mot d'ordre
d'indépendance pour les colonies, comme ils le soutenaient dans les années 20 en
s'opposant à la guerre du Rif, au Maroc. Le PCF s'était violemment séparé des
nationalistes en 1934-1935. Il voyait dans le PPA des adversaires, et pour lui
tout ce qui relevait de l'indépendantisme était téléguidé. Pour les militants
communistes, un soulèvement, le jour de la victoire, ne pouvait être que
l'oeuvre des fascistes. Certains militants européens ont d'ailleurs participé à
la répression de Sétif, dans les milices. Peut-être par simples représailles :
on sait qu'un des responsables du PC à Sétif a eu les bras sectionnés lors des
affrontements.
Quelles suites à l'affaire de Sétif chez les Algériens ?
Chez les nationalistes, les vieilles méthodes politiques apparaissent comme
dépassées. Une nouvelle génération nationaliste va émerger après Sétif et
imposer la lutte armée comme principe politique central. En 1947, le PPA crée
une branche secrète, l'OS, dirigée par Aït-Ahmed d'abord, puis Ben Bella. Elle
regroupe un millier de militants. Deux ans après Sétif, l'insurrection se
prépare déjà.
Et du côté français ?
La répression a d'abord créé une illusion : celle que le mouvement nationaliste
a été décapité et que cela va assurer la paix en Algérie pour des décennies.
C'est un soulagement dans la classe politique française. Pourtant, un officier,
le général Duval, avait prévenu qu'il ne s'agissait que d'un répit de dix ans.
Il avait raison. En novembre 1954, les autorités françaises ont eu le même
réflexe qu'en 1945 : il suffirait d'envoyer la troupe. Mais, à gauche,
l'attitude est différente. Les communistes d'Algérie vont tenter de créer un
front avec les nationalistes du Front de libération nationale (FLN). Certains
d'entre eux prennent le maquis dès après l'insurrection de la Toussaint.
Ensuite, on a l'impression que le souvenir des massacres du
Constantinois s'estompe.
C'est vrai. Et pour deux raisons. La première tient à la guerre d'Algérie. Il
fallait oublier Sétif si l'on voulait croire que l'insurrection de novembre 1954
était apparue comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. L'autre raison
tient à la mémoire nationale. Le 8 mai est une date fondatrice, une célébration
consensuelle qui permet d'effacer Vichy. Il participe à la mythologie
résistancielle de la France gaulliste. Il n'y a pas de place pour Sétif
là-dedans.
Ce n'est pas le cas en Algérie où Sétif est officiellement
commémoré chaque année.
Oui, mais l'épisode est longtemps demeuré difficile pour les Algériens. Car, au
centre des événements, il y a deux figures : Messali Hadj, le leader
nationaliste radical, et Ferhat Abbas, élu de Sétif, nationaliste modéré. Or ces
deux personnages disparaissent de l'histoire, éliminés politiquement par le FLN.
Il faudra la guerre civile des années 90, entre Algériens, pour que les deux
réémergent.
Le gouvernement français a récemment reconnu la réalité des
massacres. Est-ce que cela clôt le débat ?
Le geste de l'ambassadeur français est très important. C'est la première fois, à
ma connaissance, que la France reconnaît un massacre colonial. Mais cela
n'empêchera pas de remonter plus haut encore, jusqu'aux origines de la conquête
de l'Algérie. Certains épisodes, comme la prise de Constantine en 1837, ont été
épouvantables. La France devra reconnaître son histoire. Et je suis optimiste :
cela progresse beaucoup. L'histoire coloniale commence à être enseignée aux
jeunes. Des manuels scolaires ont été remaniés. Il faut s'en féliciter : c'est
l'effet d'une poussée citoyenne.
(1) Dernier ouvrage paru : le Livre, mémoire de l'histoire.
Réflexions sur le livre et la guerre d'Algérie, éditions Le Préau des Collines,
mai 2005.
Algérie: Benjamin
Stora, spécialiste de l'histoire algérienne et de la colonisation française à
l'Inalco: «Après Sétif, la lutte armée va s'imposer», samedi 7 mai 2005,
Libération, Hervé NATHAN,
http://www.liberation.fr/page.php?Article=294905
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